Nucléaire caniculaire et déni de l'air
Entre le dimanche 11 août et le vendredi 16 août, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité français, RTE, annonçait une limitation de la puissance ou la mise à l’arrêt complet de plusieurs réacteurs répartis dans les centrales nucléaires du Bugey, de Saint Alban et du Tricastin (1) .
Ces réacteurs ont en commun d’être refroidis en circuit ouvert par l’eau du Rhône. C’est-à-dire qu’ils évacuent directement dans le fleuve une très grande partie de la chaleur produite par la fission nucléaire (le rendement de conversion de la chaleur en électricité étant de l’ordre de 33%, deux tiers de cette chaleur sont évacués dans l’environnement, c’est-à-dire dans l’eau si le réacteur est refroidi « en circuit ouvert » ou dans l’air s’il est équipé d’un « aéroréfrigérant » qui évapore une partie de l’eau puisée dans un cours d’eau).
RTE indique les raisons de cette baisse de puissance ou de ces arrêts sur son site internet : « Causes externes liées à l'environnement. Le placement et la durée de cette baisse pour contraintes environnementales seront modifiés en fonction de l'évolution des prévisions météorologiques. En cas de situation exceptionnelle, RTE pourra solliciter une puissance supérieure».
C’est une étrange manière de présenter les faits. L’environnement dont il est question est un fleuve, milieu dans lequel il y a de nombreuses espèces vivantes. Des centaines de milliers de personnes en dépendent pour leur approvisionnement en eau potable et pour leur alimentation.
Une température d’eau excessive perturbe sérieusement la vie des milieux aquatiques et rend l’eau non potable. Pourtant EDF n’a rien trouvé de mieux que de se servir des cours d’eau et des mers comme source d’eau industrielle et comme égout pour y évacuer les effluents chimiques et radioactifs ainsi que la chaleur dégagée par ses réacteurs nucléaires. Pour ce qui concerne le Rhône, six réacteurs équipés d’aéroréfrigérants y puisent l’eau nécessaire à l’évacuation de la chaleur par évaporation.
Les huit autres, refroidis en circuit ouvert, y pompent de l’eau et la rejettent fortement réchauffée. La température de l’eau du Rhône augmente de l’amont à l’aval, atteint un niveau excessif et il devient alors indispensable de réduire la puissance et les rejets de chaleur des réacteurs. Mais RTE suggère que si un risque de manque d’électricité survenait EDF pourrait remettre à pleine puissance les réacteurs concernés.
C’est donc bien une cause interne à la production d’électricité nucléaire, le fort dégagement de chaleur des réacteurs, qui nécessite d’en arrêter certains ou de réduire leur puissance pour éviter de trop dégrader les milieux aquatiques et la potabilité de l’eau lors des épisodes de canicule.
Ceux-ci, désormais habituels en période d’été, ont une incidence sur le fonctionnement des centrales nucléaires de production d’électricité et sur leur sûreté. Mais à l’inverse, l’accumulation de chaleur dans l’environnement qu’elles provoquent n’est-il pas une des causes du réchauffement climatique et des canicules ?
Si c’est bien le cas, est-il encore acceptable qu’elles continuent de réchauffer l’eau des cours d’eau et de la mer, ainsi que les masses d’air environnantes, en dehors des périodes de canicule ?
Et comment est-il encore possible d’affirmer, dans un pays fortement nucléarisé comme la France, « le nucléaire ne réchauffe pas la planète » (2) ?
Ce sont des questions que l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) aurait dû se poser lors de l’examen des conditions de la poursuite du fonctionnement des réacteurs au-delà de leur quatrième visite décennale. L’ASN s’est contentée, par sa décision du 23 février 2021, de demander à EDF de lui transmettre, au plus tard le 31 décembre 2023, « une étude présentant le cumul des incidences sur le Rhône et sur la Loire des centrales nucléaires situées sur ces fleuves ».
Les deux études remises à l’ASN n’ont pas été rendues publiques. EDF en a cependant publié les « versions publiques des résumés non techniques» (3).
Dans l’étude de cumul des incidences des centrales situées sur la Loire, les rejets thermiques n’ont pas été pris en compte au motif que « la Loire est une rivière dite « de plaine », dont le régime thermique est majoritairement dépendant de la température de l’air.
Par ailleurs, tous les réacteurs de type REP situés sur la Loire et la Vienne fonctionnent en circuit dit « fermé » avec des aéroréfrigérants ».
C’est bien cette seconde raison qui justifie que l’étude du réchauffement de la Loire n’a pas été réalisée. Au lieu de réchauffer le fleuve, c’est l’air que les centrales nucléaires réchauffent en y évacuant des quantités considérables de chaleur (il en va de même pour six des quatorze réacteurs nucléaires sur le cours du Rhône).
Pour cela elles pompent de l’eau dans la Loire et l’évaporent, réduisant ainsi la disponibilité d’une ressource vitale pour les riverains du fleuve. Ce faisant elles réduisent aussi le débit du fleuve et en aggravent le réchauffement.
Dans le résumé non technique de l’étude relative au Rhône et dans la partie « Conclusion sur les cumuls des rejets thermiques », EDF indique par contre (extraits) : « Les échauffements résiduels moyens atteints à Beaucaire varient sur les deux années simulées de 1,2°C à 1,5°C en moyenne annuelle, avec des variations liées aux évolutions de fonctionnement des CNPE, ainsi qu’aux évolutions de débit du Rhône à l’échelle saisonnière (valeurs plus faibles au printemps et plus élevées à l’automne). »
Cet échauffement est qualifié de « résiduel » car il n’aurait pas existé en absence des centrales nucléaires. Un échauffement de 1,2 à 1,5°C en moyenne annuelle, dans un fleuve à fort débit, est très inquiétant pour les habitants de la vallée du Rhône.
Ce qui le provoque, l’apport massif de chaleur dans les eaux du Rhône, dure depuis plus de 40 ans et pourrait durer encore plus longtemps si l’ASN autorise les prolongations. Mais ce qui n’est pas indiqué dans l’étude et qu’un examen attentif permet de comprendre, c’est qu’une partie conséquente de la chaleur rejetée dans le Rhône se retrouve dans l’air. Cette chaleur s’y accumule et contribue au réchauffement global, qualifié dans l’étude de « changement climatique ».
Mais l’étude ne dit rien sur cette « contribution » au réchauffement local alors que le réchauffement global est estimé à 1 °C en moyenne décennale (2010-2019) par rapport à la période préindustrielle (4).
L’étude précise par contre « qu’une étude thermique du Rhône réalisée par EDF entre 2000 et 2014 à la demande du Préfet coordonnateur du bassin Rhône-Méditerranée a montré que les principaux facteurs qui déterminent la température du fleuve sont le changement climatique, les rejets des sites nucléaires, ainsi que les débits du fleuve et de ses affluents (en lien avec les aménagements hydrauliques) ».
Dans la synthèse de cette étude (5) on peut lire que les centrales situées entre Saint-Vulbas (centrale nucléaire du Bugey) et Aramon (à l’aval de la centrale de Tricastin) ont provoqué en moyenne annuelle une augmentation de la température des eaux du Rhône de 1,2°C sur une augmentation totale de 1,4°C (comparaison entre la période 1988-2010 où tous les réacteurs utilisés actuellement étaient en service et la période 1920-1977 où il n’y en avait pratiquement aucun).
Dit autrement, le « changement climatique » a provoqué une élévation de température de 0,2°C sur un total de 1,4°C.
Le résumé non technique de l’étude datée du 31/12/2023 présente donc de manière trompeuse les résultats de l’étude thermique du Rhône. La synthèse de celle-ci permet de comprendre sans ambiguïté que le réchauffement des eaux du fleuve résulte essentiellement des « rejets des sites nucléaires » et non pas du « changement climatique ».
Ou alors il faut considérer que les centrales nucléaires sont en France une des causes majeures de ce changement.
La nouvelle étude réalisée par EDF confirme ce que permettait de comprendre la lecture de celle réalisée entre 2000 et 2014 : les réacteurs nucléaires refroidis par l’eau du Rhône réchauffent le fleuve de manière considérable.
Mais aucune des 2 études ne prend en compte la globalité des incidences du fonctionnement des quatorze réacteurs nucléaires de la vallée du Rhône, sur le climat, sur les milieux naturels et sur les espèces vivantes aériennes.
Les conséquences de l’accumulation de chaleur, dans l’air, dans l’eau et dans les sols, provoquée par plus de 40 ans de réactions de fission nucléaire dans les réacteurs, dans les piscines de refroidissement des combustibles usés et dans les déchets stockés sur site, ne sont pas étudiées. Les conséquences de la dispersion de radionucléides et de polluants chimiques dans l’air, dans la nappe alluviale du Rhône et dans les sols non plus.
En outre, la conclusion du résumé non technique de l’étude demandée par l’ASN à EDF est en contradiction flagrante avec les résultats indiqués précédemment. On peut ainsi lire en page 42/44 : « Les évolutions des régimes thermiques et hydrologiques ou de la qualité des eaux modifient le fonctionnement des communautés et de l’écosystème aquatique.
Cependant, malgré des évolutions écologiques se faisant en concomitances d’évolutions physiques identifiées, le lien entre ces composantes n’est pas aisé à établir ». Puis immédiatement après sur la même page : «
Ainsi, cette étude montre que les rejets liquides des CNPE et sites en bord de Rhône n’ont pas d’influence notable sur le milieu aquatique ni sur les humains. Les usages de l’eau ne sont pas impactés par les rejets des CNPE et sites en bord de Rhône. ».
L’étude thermique du Rhône, réalisée par EDF et publiée en mai 2016, ne suffisait pas à l’ASN pour l’examen de la demande par EDF de l’autorisation de prolongation d’exploitation des réacteurs ayant dépassé 40 ans. Elle n’examinait pas l’incidence des rejets liquides chimiques et radioactifs sur les eaux du fleuve.
C’est un autre sujet sur lequel il y aurait aussi beaucoup à dire et ça n’a pas empêché l’ASN d’accorder l’autorisation de poursuite d’exploitation de certains des réacteurs concernés sans attendre les résultats de la nouvelle étude demandée à EDF.
Mais pour ce qui concerne les émissions de chaleur des centrales nucléaires de la vallée du Rhône, la nouvelle étude d’EDF est toujours insuffisante, voire carrément trompeuse.
Plusieurs publications scientifiques récentes montrent que les émissions de chaleur anthropiques aggravent le réchauffement climatique et les canicules (6).
Elles sont aussi une des causes majeures du phénomène d’îlot de chaleur urbain (7).
Les centrales nucléaires, par leurs émissions de chaleur massives et concentrées à proximité d’agglomérations fortement peuplées, font partie du problème climatique.
Notes
(1) Dans une autre région de France et durant la même période, RTE annonçait aussi que les réacteurs 1 et 2 de la centrale nucléaire de Golfech, refroidie par la Garonne, devaient être pour l’un arrêté et pour l’autre à
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