Révélation, Révolution : Pour un face à face

Nous publions un texte de Bernard Noël, Poète, romancier Ce texte a paru en 1986 dans le n° 11 de Mai hors saison intitulé « Révélation Révolution ». Pour un face à face Il n’y a pas de réponse. Autant lancer d’abord un NON puisqu’il faudra trancher. En conséquence, il n’y a pas d’assentiment. Chacun de nous est seul dans l’emportement d’une fiction. Je ne sais pas si « je » y est davantage qu’un événement. L’un de ces événements qui sont devenus aujourd’hui la mesure de la réalité, alors qu’ils la font partir en fumée. Tout est à reprendre, mais où est le commencement ? Nous sommes toujours au milieu du temps, et ses propres repères ne servent qu’à nous y égarer. Pourquoi ce début ? Sans doute par nostalgie d’une sortie qui reste introuvable parce qu’elle n’existe pas. Parfois je vais dans la nuit quand le ciel est clair, et l’espace des étoiles m élargit tellement que je ne peux plus mourir que dans un élargissement infini. Non, il ne s’agit pas d’une image – ou bien c’est l’image de ce que serait la Révolution si elle ouvrait le rapport social au lieu de changer seulement la couleur de sa fermeture. Le rapport social ? Je me demande comment chacun se le représente. Je me demande si l’on y pense encore. Nous sommes dans la confusion parce que tous ceux-là dont le rôle est de figurer ce rapport sont, dans ce rôle même, ou dérisoires ou ridicules. Aussi sommes-nous, socialement, dans une misère qui ressemble à la misère sexuelle : un manque, une absence, un vide. Cependant l’ordre n’en est pas troublé, mais l’intimité seule, qui n’a plus de lieu. On aurait pu croire le contraire, et que la carence sociale entraîne un repliement favorable à l’individu ; pas du tout, nous sommes des poissons sur le sable – sauf que nous le sommes sans douleur par ignorance de la mer, ou de l’espace infini. Nous sentons le désastre, et il reste vague. C’est un trou d’air : on tombe dans rien. Mais j’arrête : non encore une fois, NON pour arrêter. Il faut rompre. Nous sommes de gauche, dites-vous. Le malheur est que cela ne veut plus rien dire. Nous ne sommes de gauche que par le refus de cette insignifiance, mais si nous oublions qu’elle nous barre – que littéralement elle nous rature, nous retombons en elle. Nous devons partir de cette insignifiance générale, et non pas d’une affirmation. Nous devons partir de cette insignifiance pour constater qu’il ne s’agit pas d’un problème de langue, ni de langage, mais de société. D’une société qui s’en défend en accusant les mots. Et qui nous transforme en accusateurs. Que serions-nous sans la langue ? D’où vient que la nomination, qui fut l’acte créateur par excellence, n’éveille plus d’énergie ? Les langues font un bruit qui couvre le son de la langue. NON, je ne m’en tire pas par un jeu de mots. J’écoute. J’entends les nouvelles qui me donnent le sens du monde, mais qu’est-ce qu’un enlèvement plus une élection plus un cambriolage ? La réalité s’irréalise dans ce qui prétend la révéler : je ne touche rien, je tombe dans un trou. Les événements deviennent au jour le jour des idées toutes faites. La réalité en est couverte. Les mots sont les pellicules des choses. Je le dis dans la menace de ne dire rien. Et dans mon dire, c’est la menace qui parle. La menace qui me fait entendre qu’aucune valeur ne peut la conjurer. Aucune. Que je m’exprime au nom de la gauche, au nom de la poésie, au nom de l’homme, je me fais rire moi-même. Tout est à reprendre mais il n’y a pas d’assise, pas de point de vue, pas de trait d’union à partir desquels s’armer d’une certitude. Il n’y a de certain que la menace. Et autour d’elle ce mouvement, ce glissement perpétuels, qui sont bien sûr liés au temps, mais liés également à la langue, qui jamais ne s’arrête et qui ne s’envisage qu’à partir de son propre élan. Mais qu’est-ce que c’est que cet élan ? N’est-il pas l’énergie ? De cette question en surgit une autre : au profit de quoi l’énergie de la nomination s’est-elle perdue ? Il en va aujourd’hui des mots comme de la monnaie : ils sont étalonnés sur des valeurs absentes, et la langue ne fait plus que de la représentation. La représentation a pris la place de la création. La parole est proférée à partir des images. Les corps se taisent, ou bien ils s’exaspèrent à vouloir entrer dans leur ressemblance. Tout ce qui se tient dans les images est en état d’évaporation : buée de buée. La querelle récente de la forme n’était pas une querelle littéraire : il s’agissait de quitter le fantômal pour le corporel en captant l’énergie de la langue. Langue qui est à la fois substance et système de transmission, à la fois véhicule et énergie, de telle sorte que l’utilité peut y étoufferl’invention, et le but étouffer le sens. Langue qui peut reproduire, répéter, transmettre, mais qui s’égare dans ce semblant, car c’est la réduire à n’être que du déjà fait. D’où la nécessité de rompre avec l’entraînement même de nos valeurs, de nos options, de nos choix pour casser la bonne image qu’ils représentent et basculer dans l’inconnu, dans l’invention. Alors, l’avenir est impensable, et ce défi est justement le seul qui fasse taire l’idéologie et soit capable de ranimer la pensée politique. Pourquoi ? Parce que la pensée doit nécessairement se tourner vers la langue comme la première et la dernière des valeurs. Bernard Noël Poète, romancier Ce texte a paru en 1986 dans le n° 11 de Mai hors saison intitulé « Révélation Révolution ». Photo Maxime Godard

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